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Hannah 18 euros


1.
Elle était l’objet. L’objet s’appelait Hannah. Elle avait été manufacturée des mois plus tôt dans une usine de l’ex-bloc soviétique, à présent pulvérisé. Elle avait sans doute été conçue, mais pas par amour, on ne peut pas l’imaginer, ou alors comme une machine par un savant fou. Un obsédé ? Un technicien ? Quelqu’un l’avait dessinée, aussi imparfaite fût-elle, car Hannah l’était. En un sens. Terriblement imparfaite. Elle avait été sommairement tracée, mais cela avait pris quand même des jours entiers de projets, de croquis, de tests sur la résistance des matériaux. Une véritable création. Elle était imparfaite, bien sûr bien sûr. Comme toute femme. Seul Dieu est parfait. Et un mari au portefeuille garni. Elle était donc imparfaite par définition. D’un autre côté, il n’y avait pas mieux.
2.
Elle avait été importée par camion. Elle avait traversé des forêts vert sombre, elle avait subi la chaleur des autoroutes et avait peut-être supporté l’assaut d’un chauffeur en manque ou la fougue de douaniers zélés. Elle avait vu autour d’elle des cartons éventrés comme autant de meurtres. Elle avait hurlé dans son emballage de contrebande pour qu’on la laisse sortir et respirer un peu sur une aire de repos. Mais non. Elle avait simplement dû être ballottée par les cahots de la route à l’asphalte éventré, passant des zones qui fumaient encore d’un combat de guerre civile. Paysages disparus. Elle avait si peu de mémoire et plus rien dans le regard.
3.
Elle aurait pu se retrouver n’importe où dans le monde. Ou presque. Car il y a des pays où sa simple présence, pourtant silencieuse, aurait déchaîné un séisme de haine. On l’aurait exposée à la vindicte populaire. Elle aurait été pendue, elle aurait constitué un scandale, son visage pourtant sommaire aurait été soumis à la censure. Finalement tout ce bruit aurait conduit à sa lapidation son éventration son embrasement criminel. Sa peau aurait été noyée dans l’essence. Hannah flambée comme une omelette norvégienne. A peu près partout, la loi exige qu’on la tienne éloignée des garçons mineurs qui pourtant sont infiniment moins chastes que la pauvre Hannah. Moins chastes et plus sales. De vrais petits animaux. Qui se vautreraient bien sur Hannah.
4.
Hannah est arrivée en France à la fin du mois d’août. Elle a attendu dans un hangar pendant des semaines avant d’être acheminée dans cette ville, ce magasin, ce rayonnage où elle devait stagner avec ses consoeurs, dans l’espoir que quelqu’un veuille bien en faire l’acquisition ferme et définitive. Et que sa vraie vie commence. Une vie d’Hannah. On en était aux premières neiges. Rien ne venait. Ses charmes avaient été vantés dans des prospectus qui traînaient dans toute la ville, au fond des poches, sous des lits d’adolescents, dans des poubelles pas encore vidées, dans la boue que formait la neige en fondant sur le bas côté des routes. On parlait de ses trois trous d’amour. Quelqu’un avait imaginé une phrase-clé qui disait : Ses mains sont de forme réelle et ses ongles de pieds sont vernis.
5.
En général, bien que plus chères, V. et K. avaient beaucoup plus de succès. Elles étaient déjà « partis » une bonne quinzaine de fois chacune depuis le début de l’année. Véra 33 euros, la voluptueuse brune nouvelle génération offrait, sur le même prospectus, un visage au dessin renouvelé et ses vêtements sexy étaient imprimés au moyen de couleurs de grande qualité. Elle possédait des nichons fantastiquement durs et une chatte d’une douceur merveilleuse. Katia 106 euros nous faisait encore grimper un cran au-dessus dans l’échelle du plaisir (et des tarifs, ce qui pouvait revenir au même semblait-on dire sur le prospectus). Il était prévu qu’elle batte les cils de ses yeux bleus au rythme de vos assauts. Quel luxe.
6.
Il n’y avait pas que V. et K. Il y avait également B. mais là, nous passions dans une autre catégorie, celle du realistic. Brandy trônait au milieu du magasin, dans un carton grandeur nature et transparent dans sa partie supérieure, si bien qu’on pouvait voir le visage de la jeune femme. Un visage en effet très expressif. Une bouche grande ouverte qui lui donnait un air effaré, comme si sous le cristal de l’emballage, elle ne cessait de hurler. Evidemment le prix de Brandy devait être demandé à l’accueil. Et personne n’avait encore osé le faire, depuis deux ou trois ans qu’elle était là. A Noël, on l’entourait de guirlandes clignotantes. C’était une sorte de mini déesse du lieu. Les employés auraient été tristes de s’en séparer.
7.
Et puis il y avait Hannah. Hannah 18 euros. Dont personne ne se souciait. Et qui ne « partait » pas. Hannah se demanda s’il y avait des modes pour les femmes. Comme pour les chaussures et les sacs à main et les alcools et les marques de cigarette. Une mode pour les visages, pour les sexes. Hannah se dit qu’elle n’avait qu’un mérite. Ses trous d’amour étaient les moins chers du marché. Même un retardé pouvait faire le compte 6x3=18 et en conclure à la bonne affaire que représentait Hannah.
8.
L’homme avait hésité un moment. L’homme avait le prospectus dans la poche. Il avait de la neige fondue et boueuse sous les chaussures. L’homme tournait autour d’Hannah. Hannah ne bougeait pas. L’homme s’immobilisa. Elle n’eut pas la moindre réaction et pour cause. Contrairement à l’habitude, ce n’était pas un client entre deux âges ou même franchement vieux, il ne portait pas un imperméable couleur mastic, il ne perdait pas des cheveux très fins sur le devant du crâne. Il n’avait rien du prototype du mari idéal ni même du représentant ni même du petit commerçant qui se seraient tous portés acquéreur de V., voire de K. L’homme était jeune, hélas. L’homme était beau, hélas. L’homme était fasciné par son désir pour Hannah. Hélas. Hélas. Hélas. Hannah voyait venir le désastre. Elle n’aurait pu tomber sur pire prétendant. Il hésitait, victime d’un débat intérieur, triturant un billet de vingt euros en essayant de renoncer à son projet. Mais. Ils étaient destinés l’un à l’autre. Lui, le plus pauvre. Elle, la moins chère. Le compte était vite fait. L’homme se présenta à la caisse et se félicita lui-même comme un jeune marié.
9.
Ce qui est bien, c’est qu’elle est vierge. Son cachet en plastique fait foi. Durant le trajet qui le ramenait chez lui, il avait pris soin de ne croiser aucune connaissance. Une fois seul dans l’escalier de son immeuble, il ouvrit le sac, contempla la photo censée représenter Hannah et lui fit un clin d’œil. A l’intérieur de son appartement, il se força d’abord à faire un peu d’ordre, puis ouvrit le carton et libéra Hannah. Son mode d’emploi tomba à terre. Il le ramassa et le remisa dans une boîte où se trouvaient tous les impayés des trois derniers mois. Avec sa belle bouche, il gonfla Hannah qui prit corps. Il était assis sur une chaise, à demi nu et très concentré. Hannah se laissait faire. Il décacheta son sexe en ôtant la languette protectrice. Il ressentit une certaine émotion. Il prononça un mot qui le rendit ivre pendant quelques secondes. Il prit Hannah dans ses bras et s’allongea avec elle sur le canapé-lit. Il s’en servit.
10.
Ce qui est bien, c’est qu’elle ne change pas. Le lendemain, il la retrouva identique à elle-même. Le surlendemain aussi. Il s’habituait. Douce habitude. Il se disait : Ce qui est bien, c’est qu’elle ne bouge pas. Il ne lui arrive jamais d’être absente, encore moins d’être en retard. En retard serait le plus insupportable. Il la frapperait pour lui apprendre les bonnes manières. Mais l’occasion ne se présentait pas.
11.
De toute façon, si on la tue, Hannah ne meurt pas. Ce qui est bien aussi. Et pratique. Hannah est une femme parfaite. Et imparfaite. L’homme sait tout cela comme si tout cela se trouvait inscrit sur le mode d’emploi d’Hannah. Peut-on faire un enfant avec Hannah. Hannah a-t-elle faim, a-t-elle froid. Réponse : non non non. Hannah est avant tout ECONOMIQUE. Elle a été payée une bonne fois pour toutes.
12.
Idylle. La nouvelle vie d’Hannah. Elle n’a pas une conversation passionnante et ne possède ni maison de maître, ni voiture de sport, ni assurance-vie. D’un autre côté, elle ne contrarie personne. Si elle pouvait être un peu plus contrariante d’ailleurs, personne ne s’en plaindrait. Hannah n’a jamais froid. Hannah ne ment pas. L’homme n’a pas besoin de regarder Hannah pour savoir qu’elle est là. Hannah ne quittera pas le domicile conjugal. Et pour cause.
13.
Mais Hannah ne rapporte rien non plus. Elle ne se charge ni des courses ni du ménage et ne paie pas le loyer. Elle ne se penche pas pour passer l’aspirateur. Elle ne se mouille pas les lèvres avant de sourire. Elle ne réclame pas un mot gentil ni une faveur. Elle ne met pas la musique trop fort. Elle ne sent rien. Elle ne dit rien. Elle n’émet aucun son, par aucun de ses trois trous d’amour. Et quand on la pénètre, elle se contente de grincer un peu sèchement comme un ballon de plage prêt à exploser.
14.
Hannah a une place dans le placard. Elle n’est pas présentable. Impossible de lui faire tenir le rôle d’épouse pour l’apéritif. Hannah attend sagement que les invités, des hommes en tous points semblables à son acquéreur, soient repartis. Hannah se sent lasse. Elle pense à son pays. Elle serait nostalgique, mais elle n’est pas équipée pour pleurer.
15.
Elle finit quand même par dégager un fumet faisandé. Elle sent l’odeur de l’homme qui n’a jamais pensé à la laver. Un jour, il lui a même dit : tu pues et l’a balancée contre le mur. Elle a rebondi mollement comme si les reproches lui étaient indifférents. Hannah semble attendre quelque chose. Hannah semble savoir que cette chose qu’elle attend ne viendra pas.
16.
C’est un samedi soir. Depuis son placard, Hannah contemple la scène. Une femme est assise sur le canapé-lit. Là où se trouve Hannah dans les grandes occasions, quatre fois par mois. Hannah ne sert qu’en urgence, Hannah ne sert qu’une fois à la fois et pour si peu de temps. C’est oubliable. La durée de vie du souvenir d’Hannah n’excède pas la seconde. Elle voit la femme. Elle voit son acquéreur sur la femme. Cette femme fait du bruit. Cette femme fait tout ce qu’Hannah ne fait pas.
17.
Hannah s’ennuie. Hannah bâille. Elle est dans sa nouvelle vie depuis un an déjà. L’appartement a changé d’apparence. L’homme aussi. Il ne la sort plus que pour nettoyer la poussière accumulée dans le placard. Il ne lui dit pas un mot. Il ne la regarde même pas. Elle se sent flasque et découragée.
18.
Hannah est tellement légère qu’elle ne peut pas se jeter par la fenêtre. Même l’air, elle le doit à son propriétaire qui le lui refuse de plus en plus souvent. Parfois encore, l’homme la regarde d’un air fatigué avant de peser sur elle, de se perdre en elle, de la faire exister trois minutes. Mais ensuite, ce sera de nouveau le placard. Hannah ne sert que si l’on en use. Hannah ne s’use que si l’on est sincère. Hannah n’a pas d’oreilles. Le dessin en a été oublié. C’est sans doute qu’elle n’a pas besoin d’entendre les mots d’amour qui ne lui seront pas adressés.