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Gilles SEBHAN

BICOLORE

- à propos d’un T-shirt offert à mon amant -
C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire sans absurdité jusqu’à leur extrémité sans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art.
Jean Genet
Commencer l’écriture d’un texte d’emblée suspect – et sur une passion irrémédiablement fausse : voici Bicolore dans toute sa splendeur qui s’avance comme un héros de légende dorée. Commencer l’écriture d’un échec annoncé, savoir que l’on sera terrassé par le Saint-Georges à la casaque bleu blanc – et pourtant commencer. Le monde croit trop souvent à la possibilité d’un choix, quand le diable vous tire par les pieds, quand l’univers est une entreprise de visions et de signes à grande échelle. Commencer l’écriture d’un texte comme on caresse une doublure satinée. Commencer, se perdre. De l’écume blanche à l’eau profonde : commencer signifie-t-il revenir à la source ou bien se jeter dans l’immense océan ? Revenir, se jeter. Et pourquoi ? Ou bien ce serait comme une parodie d’enquête policière. Ou bien ce serait comme un strip-tease funèbre pour découvrir quel corps inerte, quelle pensée rassise se cache dans ce vêtement d’emprunt. Revenir d’abord au premier moment, il y a quelques semaines, de cette manifestation occulte du héros bifrons, cette déflagration dans le champ de conscience d’une vérité vieille comme un sexe, à travers une double passion terrestre pour les commémorations et les garçons basanés, une occasion sublime : les vingt ans de mon bel immigré à teint de bronze. Double tentation, écartèlement entre mon avarice et le plaisir d’offrir. Me voici dans les boutiques de luxe, hésitant, renonçant. Tout est trop cher, rien n’est assez beau. Et puis, comme si j'entrapercevais tout à coup la dépouille du Christ, je m’arrête brutalement devant une vitrine où se tient le Corps Parfait sous la forme d’un polo de sport hors de prix – long, souple, de deux couleurs irrésistibles. J’ai essayé sur moi le maillot magique, j’en ai ressenti une telle excitation que le vendeur a rougi. J’ai assisté ensuite à l’essayage sur mon amant de son cadeau d’anniversaire et, si sa vulgaire fiancée n’avait été là, pépiant ses commentaires et retournant en tous sens l’étiquette du vêtement, Dieu sait ce qui se serait passé. Mon beau peintre, je ne l’avais jamais désiré à ce point – ce point dangereux, ce point d’aveuglement qui est l’envers de la révélation. Quelque chose s’est avancé, une conjonction douloureuse et sacrée entre le vêtement et l’Arabe. Il est bien tard pour me découvrir de nouveaux fétiches. Et je croyais avoir passé l’âge des découvertes. Quand j’ai confié à un ami ma nouvelle passion, il a fait la moue, n’y voyant qu’un raffinement de mon obsession sudiste, une sorte de façon plus compliquée de jouir, un tour de vice supplémentaire dans ma folie. Décrire cet objet. C’est donc l’équivalent sportif et contemporain de la tunique portée par les héros du Greco, une tunique qui colle à la peau, qui est une seconde peau colorée. Mais je m’aperçois que mon image va faire croire à une qualité picturale du maillot bicolore. Or c’est précisément le contraire : ce maillot donne l’image de la vie dans les tableaux du peintre espagnol, ce maillot est organique. Il épouse parfaitement le corps – mince idéalement de mes amants –, il est le comble du naturel. Blanc et bleu : c’est l’accord majeur. Blanc et rouge lui répond. Blanc et bleu est princier. Blanc et rouge c’est la noblesse mise à la portée de toutes les bourses : jolis Turcs à foison se dévoilant dans les arrières d’un cinéma, footballeurs du dimanche à la sortie des douches, dans un bar de quartier et dans ma chambre ensuite, emplissant l’air d’une odeur suave de chaussettes. Blanc et bleu : rareté, signe d’intelligence. Et pas un bleu foncé, mais clair comme un ciel ou un slip de coton étalé à l’éventaire d’un marché en plein air. A exclure tous les motifs, tous les entrecroisements de lignes, carreaux, toutes les alternances multipliant les effets. Seules deux bandes juxtaposées sont ici requises. Et bien sûr pas dans n’importe quel sens.
Depuis le jour où je suis entré pour essayer ce maillot, il y a quelques semaines, me sont revenus des souvenirs, s’il faut appeler ainsi de brefs flashes de silhouettes pressées contre un mur, la lance du chevalier passée à travers une meurtrière, la casaque collée à la fausse pierre de la cloison. S’il faut choisir, je retiens pour l’exemplarité l’apparition de ces scènes de bataille en fresques. Depuis que Bicolore pour la première fois s’est manifesté, il ne cesse de me faire des signes, il me réveille la nuit, il se met dans mes pensées, il est sans répit sur mon chemin sous la forme de garçons, de couvre-chefs, d’objets divers comme des livres. Aujourd’hui, dans un roman de Reve – Reve le bien nommé –, je tombe sur cette phrase que je ne peux m’empêcher de noter sur une grande feuille blanche, comme si je travaillais à une longue étude sur un sujet obscur et précieux, une glose à partir de textes sacrés. J’écris – Reve écrit pour moi et je réécris pour lui : « Il est encore tout jeune, ce qui ne l’empêche pas d’avoir certaines idées et certains désirs. Tu le connais bien. Mais lui te connaît aussi, tu le savais ? Il porte presque toujours ce blouson de deux couleurs. » Bicolore me connaît-il pour ce que je suis ? Est-ce pour cela qu’il m’excite et me fait peur à la fois. On dirait une figure de jeu de cartes. Pour annoncer quel destin ? Bicolore est et n’est pas mon amant.
C’est un objet. Et pas tout à fait. Dès qu’il entre en contact avec la peau, il tiédit et c’est comme s’il se chargeait d’une énergie corporelle dont l’autre nom est la tendresse. C’est un objet et c’est l’aura tremblée d’un corps amoureux. C’est le trouble tissu qui vibre. L’intérieur en surface comme une peau de lapin retournée. M’aimera-t-il d’avoir été revêtu par mes soins de la tunique sacrée ? Et le pouvoir du chevalier Bicolore, du héros médiéval, du Sarrazin à la conquête des terres françaises va-t-il se réincarner en lui ? Puis-je espérer quelque chose de ses vingt ans enfermés dans un maillot de sportif comme dans une armure ? Ou n’ai-je acheté qu’un linceul pour recouvrir le cadavre de notre non amour ? Depuis que cette obsession a pris corps, le quotidien se peuple de mille garçons neufs que je n’aurais pas même regardés, qui seraient passés hors de ma vue. Cette passion blanc bleu guide mon regard et parfois mon pas quand je décide de suivre le porteur d’un si beau fanion. Tout cela m’épuise et si d’aventure ma poursuite aboutit à une chambre, me voilà bien embarrassé. Le garçon se dévêt : d’un côté le corps, de l’autre le maillot. De quel côté vais-je maintenant aller ? Il ne s’agit pas de moi, mais de mes mauvaises pensées, un faux moi mimant l’intelligence et tirant la langue dès que vous avez tourné le nez. Il ne s’agit pas de moi mais d’une blague. J’imagine un maillot blanc bleu orné d’un double B majuscule, mis en regard comme en un miroir, un B pour bleu, un B pour blanc, à moins que ce double B ne soit le sigle du mot Bicolore, que j’aime et n’aime pas parce qu’il m’évoque un tube fluorescent et le désir réversible des garçons qui me retiennent, le désir double de mon amant de vingt ans pour sa jeune fiancée et pour son vieux pitre, son faux frère, son oncle de pacotille au portefeuille garni de billets. Bicolore bidet, bisexuel billet. Bi, vrai faux préfixe, jeu de mots, cloche de Pâques en chocolat ne révélant que son propre vide. Hier soir, dans mon bréviaire, cette autre phrase qui sonne comme le clairon du jugement dernier dans une guerre sainte : « Et l’Agneau en Personne portait l’Etendard, l’étendard de la gloire et de la victoire, à lui tout seul, un grand étendard en deux couleurs, blanc et bleu, avec au milieu la grande capitale en or pur… » Et ce matin, me lavant les dents, inspectant sans y penser mon visage dans le miroir puis décomposant machinalement le mouvement qui m’agite, je m’aperçois brutalement que ma brosse à dents est semblable à l’étendard christique, ou plutôt qu’elle en est comme l’équivalent parodique et dérisoire. Et tout à coup, dans la salle de bains embuée, quelque chose ouvre les yeux dans mes yeux et je découvre que tous les flacons, bouteilles, boîtes, tubes, tous les contenants de ma propreté, tous sont bicolores. Vingt fois m’approcher de mon amant sans oser le toucher. Puis à la vingt et unième, voir son sexe de vingt ans s’ériger sur le fond bleu ciel d’un vêtement par moi donné, voir son sceptre de roi par moi enfin manié, jetant soudain comme un givre brûlant sa semence en flocons. Douceur de l’étable. Noël pour les pauvres. Animal beau et triste. Et comme une brume blanche sortant de ses naseaux fabuleux. Et si je disais qu’il n’est pas seulement question de désir – désir d’un corps princier, cavalier, et des éperons qui vont piquer les flancs –, si je disais qu’il y a l’enjeu de l’amour dans mon obsession bicolore. Après tout, cela a commencé par et pour l’anniversaire de mon ouvrier. Il n’est sans doute question ici que de la conquête de son jeune cœur. La tunique bicolore est un leurre, elle cache le vrai sujet qui ne sera jamais abordé. Du moins avais-je le choix de ne pas publier – dira-t-on – ce tissu mensonger. Je pouvais ne pas porter et brandir comme un étendard ce vieux caleçon souillé. C’est bien ça : la tunique serait l’écho d’un sous-vêtement sale. Mais un écho lavé d’air pur, résonnant au sommet de monts enneigés. Le blanc bleu comme la transfiguration d’un ocre jaune, le bas s’envolant dans le haut, une colombe s’élevant du fumier. Et j’aurais donc eu le choix de ne pas publier la bonne nouvelle. Pourquoi Bicolore en héros de légende ? Pourquoi tout ce fatras pour cacher le sexe nu cru dru d’un enfant de vingt ans? La plus belle image de Bicolore sera – une passion qui dit tout et ne signifie rien.